L’odeur des livres est puissante et grisante pour l’imaginaire. Qui n’a pas enfoui son nez enfantin dans un livre datant de cinquante ou deux cent cinquante ans avant sa propre époque, datant du temps où les gens ne possédaient ni iPhone, ebook ou tablette numérique, avec l’impression d’entrer en pensée dans ce passé ?
Il suffit de se promener dans une bibliothèque de livres anciens pour sentir l’odeur des vieux ouvrages. Mais d’où vient cette senteur caractéristique des livres anciens ? Quel est le mystère sur ce parfum si particulier ? Matija Strlic (*) de l’University College de Londres a décrit dans un article à The Telegraph cette odeur comme « une combinaison de notes herbacées avec une saveur d’acides et un soupçon de vanille sur une moisissure sous-jacente, cette odeur unique provient à la fois de l’ouvrage et de son contenu ».
En effet, le secret de l’odeur réside dans la centaine de composés organiques volatils (C.O.V. – « composés organiques volatils ») qui constituent les pages, l’encre et la colle du livre. Mais aussi le vieillissement du papier et, si l’on entretien les reliures, l’odeur de la cire… Au fil du temps, les organismes se décomposent, libérant dans l’air des produits chimiques qui sont captés par le nez. Evidemment les nouveaux livres ont aussi leur arôme, mais il n’est pas aussi marqué que celui de leurs homologues plus anciens.
Les différents matériaux utilisés dans la fabrication du livre peuvent modifier le profil des C.O.V. et donc le parfum de l’ouvrage. Les notes d’amande sont dues au benzaldéhyde, tandis que la vanilline, comme son nom l’indique, émet des notes de vanille. L’éthylbenzène et l’éthylhexanol, quant à eux, produisent un léger parfum floral. La dégradation chimique graduelle des composants du papier, comme la lignine (un polymère complexe d'alcool aromatiques) ou la cellulose, mène à la production de différents mélanges organiques. Plus le papier est de bonne qualité, moins il contient de lignine. Les journaux, par exemple, en contiennent une plus grande quantité. Au fil des années, la lignine rend le papier légèrement jaune. La raison ? L'oxydation de la lignine la transforme en acide, qui participe ensuite à la dégradation de la cellulose... D’où l’origine de cette odeur « poivrée » qui fait un des charmes des livres anciens !
En outre, le livre peut aussi retenir des odeurs auxquelles il a été exposé durant son histoire comme l’odeur de la fumée ou des fleurs pressées entre les pages, l’odeur du tabac... Déterminer les origines de l’odeur d’un livre n’est pas seulement amusant, cela pourrait être très utile pour aider les bibliothèques à repérer les ouvrages qui sont en dégradation. L’identification de ces manuscrits vieillissants pourrait leur permettre d’être préservés et protégés.
Matija Strlic a mené une étude publiée dans Analytical Chemistry en 2009 dans laquelle il énumère 15 C.O.V. qui se décomposent plus rapidement que d’autres. Ainsi il dresse une typologie des acteurs du vieillissement du livre ancien et en dresse un inventaire. Il est vrai que cette subtile fragrance caractéristique des vieux livres était assez mystérieuse. On apprécie d’en savoir plus sur cette odeur que l’on aime tant et rien que d’y penser on s’imagine en train de lire dans une bibliothèque pleine de vieux ouvrages.
Et vous, y a-t-il des odeurs de livres qui vous évoquent des souvenirs ou des émotions ?
(*) Matija est directeur adjoint de l'Institut UCL pour le patrimoine durable, directeur de cours pour la science et de l'ingénierie MRE dans les arts, du patrimoine et de l'archéologie à l'Institut, et directeur adjoint du Centre EPSRC pour la formation doctorale en arts, du patrimoine et de l'archéologie. La recherche de Matija est souvent présentée dans les médias. La récente recherche sur l'odeur des vieux papiers et l'utilisation de substances volatiles comme marqueurs pour la dégradation a suscité un intérêt considérable dans les médias, y compris le New York Times, The Times, The Guardian, Daily Telegraph, la BBC, Le Temps Suisse, Scientific American, CBC Radio, Daily Planète, Discovery Channel, et plus de 50 autres médias nationaux et internationaux. Il a également été en vedette dans la principale revue scientifique Science.
Quand je respire à fond, mes narines sont saturées de l'odeur des vieux livres. Je respire le dix-neuvième siècle. J'ai l'impression d'être dans une boule qu'on retourne, où tombe une neige synthétique. C'est une drôle de bulle, un drôle d'univers. J'ai créé autour de moi un rempart fait de ruines, avec fortifications littéraires, fondations enfantines, tour de guet philosophique, meurtrières ironiques. Bien malin qui m'en délogera.