Les livres conservés dans leurs bibliothèques par les écrivains permettent-ils de mieux comprendre leur style, leur pensée, leurs préoccupations, leurs recherches ? L’œuvre est-elle à l’image de l’auteur ? Que trouve-t-on dans la bibliothèque des écrivains ? Qu'ont-ils lu d'essentiel et d'inoubliable ? Quel est le livre qui les a le plus marqués, bouleversés ? Le livre qui les a changés, qui a changé leur regard sur le monde, ou sur la vie ? Le livre avec lequel ils entretiennent une relation particulière, qu'ils ont le plus relu ou offert ? Le livre qui les a peut-être même incités à écrire en leur ouvrant la voie ? Autant de questions qui méritent réponses...
Oui, disent Paolo d’Iorio et Daniel Ferrer (*) les auteurs d’un important essai sur ce sujet : Bibliothèques d’écrivains. Oui, les bibliothèques des écrivains disent quelque chose de leurs œuvres. Mais dans une relation rarement directe dans laquelle la bibliothèque serait le maître et l’écrivain l’élève. Trop simple…
La relation que l’écrivain entretient avec la bibliothèque pourrait être comparée à celle qu’il entretient avec le monde extérieur : source et nourriture, la bibliothèque est comme le monde, apprentissage et référence ; mais refus ou contre-exemple pour l’œuvre à venir, elle l’est aussi, tout comme le monde pour l’écrivain.
C’est que la lecture, moins encore pour l’écrivain que pour le lecteur dit « ordinaire », n’est pas monosémique. Elle n’est pas simple acte d’allégeance à l’autorité du texte ; elle peut se faire détour, parcours buissonnier, critique, refus, voire blâme.
(*) Daniel Ferrer est directeur de recherche au CNRS (ITEM), directeur de la rédaction de la revue Genesis et éditeur des carnets de Finnegans Wake. Il a publié plusieurs ouvrages sur James Joyce, Virginia Woolf et sur la critique génétique.
Paolo D’Iorio, né le 24 septembre 1963 à Seravezza, Lucques, est un philosophe et philologue italien. Il est directeur de recherche au CNRS et dirige l'Institut des textes et des manuscrits modernes de l'École normale supérieure. Spécialiste de Nietzsche.
Daniel Ferrer le dit très bien dans l’introduction de son livre Bibliothèques d’écrivains : « Ce que la bibliothèque de l’écrivain permet d’intercepter et d’appréhender, c’est moins un savoir qu’une série de relations : “relations entre des esprits par l’intermédiaire des textes, relations entre des textes par l’intermédiaire de manuscrits, relations entre une culture et son environnement.” »
Copier des extraits, écrire dans les marges...
Voltaire pense dans les marges des livres des autres, en les noircissant de commentaires. Montesquieu, Winckelmann, plus sages, plus systématiques, constituent des cahiers de lectures, recopiant les extraits essentiels des auteurs qu’ils consultent. Stendhal pratique les deux modes d’appropriation/recréation dans une pratique singulière. Les contributions rassemblées dans ce volume s’essaient à cerner ces profils de lecteurs écrivains. Winckelmann – dont Élisabeth Décultot, chercheuse au CNRS, ne signale pas qu’il fut toute sa vie bibliothécaire, ceci expliquant peut-être cela – consignera sa vie durant toutes ses lectures, retranscrivant des fragments, constituant au fil du temps 7 500 pages (!) de cahiers de lectures. Cette étude rigoureuse s’inscrit dans une relation très classique, « une tradition culturelle ancienne rigoureusement codifiée », dans une volonté de mémorisation des textes, Winckelmann se revendiquant explicitement de Montaigne dans cette habitude. Son œuvre ressemble d’ailleurs à cet ensemble de notes de lecture : elle est en perpétuel inachèvement.
Montesquieu aurait laissé, dit Catherine Volpihac-Auger, professeur de littérature, trente recueils de notes et aurait ainsi travaillé avec deux bibliothèques : la bibliothèque première, contenant ses livres, une bibliothèque seconde, constituée de ses recueils de notes, qui sont déjà une forme de dialogue avec la première bibliothèque, amorces de ses propres écrits. Stendhal, dont l’identité d’enfant fut construite avec et par les livres, entretient des bibliothèques dans les différentes villes où il vit, entre France et Italie. Joueur et esprit libre, il va jusqu’à couvrir de commentaires les marges de ses propres livres… L’écriture dans les marges est un dialogue avec les auteurs, mais surtout « un monologue avec lui-même ». Stendhal inscrit ses lectures « dans une temporalité affective entre passé, présent et avenir ».
Cet ouvrage éclaire la notion de bibliothèque d’écrivain, réelle ou virtuelle, à partir d’un échantillonnage représentatif, du XVIIIe siècle à l’époque contemporaine, de Winckelmann, Montesquieu, Stendhal, Schopenhauer, Flaubert, Nietzsche, à Valéry, Joyce, Woolf, Pinget. Ces bibliothèques permettent l’étude du processus créatif, acte individuel en interaction avec un espace social en faisant apparaître une intertextualité invisible, se révèlent être un élément essentiel de la genèse des textes. Les outils informatiques autorisent une exploration nouvelle de ces corpus difficiles à appréhender.
Lecteurs intrépides ou fantasques...
Flaubert était, on le sait, un « intrépide lecteur », presque aussi boulimique que ses personnages Bouvard et Pécuchet. Incorrigible travailleur, il consulte des bibliothèques entières pour écrire L’Éducation sentimentale, Salammbô, Bouvard et Pécuchet déjà cités : « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? À plus de 1500 », écrira-t-il à une correspondante. Ces livres ne sont pas que documentation préparatoire à l’écriture, ils entrent dans le roman et révèlent plus encore la vacuité des personnages.
Les aléas de la bibliothèque de Nietzsche, sauvegardée et censurée par sa sœur, morcelée mais partiellement conservée dans la bibliothèque de Weimar, en Allemagne de l’Est, sont présentés : 5 000 pages de livres ont été annotées de la main de Nietzsche. Un beau travail de numérisation en perspective…
Les lectures de Virginia Woolf et de James Joyce sont également subtilement analysées par Daniel Ferrer. On y voit un Joyce lecteur « fantasque et imprévisible », une Virginia Woolf « plus studieuse et plus classique », embarrassée lorsqu’elle se confronte à la lecture d’Ulysse. Elle n’aime pas, est déroutée par un style qui la surprend et la choque, mais en sera pourtant très inspirée dans l’écriture de Mrs Dalloway… Intérêt et jalousie, rejet voilé, la lecture de Joyce par Virginia Woolf est une lecture contrariée mais inspiratrice, influencée qu’elle fut par l’œuvre de son rival.
"La notion de bibliothèque est fondée sur un malentendu, à savoir qu'on irait à la bibliothèque pour chercher un livre dont on connaît le titre. C'est vrai que cela arrive souvent mais la fonction essentielle de la bibliothèque, de la mienne et de celle de mes amis à qui je rends visite, c'est de découvrir des livres dont on ne soupçonnait pas l'existence et dont on découvre qu'ils sont pour nous de la plus grande importance." - Umberto Eco.
Contrairement à une légende tenace, Valéry était un grand lecteur, aux intérêts encyclopédiques. Lecteur exigeant et percutant, il pratiquait souvent la lecture partielle, une lecture de « vérification ». On peut ainsi suivre sa lecture aux pages non coupées des livres dans lesquels il vérifiait ses hypothèses sur les idées de l’auteur, qu’il anticipait assez vite pour souvent ne pas en poursuivre la lecture.
Robert Pinget, témoignent Jean-Claude Liéber et Madeleine Renouard, avait deux lieux de vie et au moins deux bibliothèques. Parmi les œuvres préférées : la Bible, Virgile, Les Confessions de saint Augustin. La lecture peut se faire écriture, les pages de garde accueillant parfois des débuts d’œuvres. Elle est toujours dialogue, parfois peu amène : avec Barthes, avec Foucault…
Pourquoi lire, pour un écrivain ? Par souci de soi, disent, chacun à sa manière, Pinget et Stendhal : « Sans avoir lu le dixième de ce que j’aurais dû lire, je me suis néanmoins efforcé de me cultiver. Il ne me reste de cet effort absolument rien. » Qui disait que la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Ah ! qu’il est beau cet oubli-là…
© Martine Poulain, sous la direction de Paolo d’Iorio et Daniel Ferrer. - Paris : CNRS Éditions, 2001. – ISBN : 978-2-271-05847-8.
Bibliothèques d'art et art des bibliothèques
Quelques réflexions inspirées d'une expérience en bibliothèque de musée Catherine Schmitt Les bibliothèques d'art sont des services documentaires au sein d'organismes très divers : musées ...
Ordonner une bibliothèque est une façon silencieuse d'exercer l'art de la critique. Jorge Luis Borges.
Bibliothèques d’écrivains - Lecture et création, histoire et transmission.
Sous la direction de Olivier Belin, Catherine Mayaux et Anne Verdure-Mary. Éditeur : Rosenberg & Sellier - Lieu d’édition : Torino - Publication sur OpenEdition Books : 20 décembre 2019 - ISBN numérique : 978-88-7885-680-6 – 2018 – 536 pages.
On peut découvrir dans ce livre les articles suivants :
May Chehab :
La bibliothèque yourcenarienne: un creuset identitaire.
Olivier Belin :
La «Larbaldienne» ou la terre promise de la littérature.
Emmanuel Guy et Laurence Le Bras :
La bibliothèque de Guy Debord, l’écho d’une vie.
Catherine Soulier :
Une certaine bibliothèque: la bibliothèque «préclassique» de Jean Tortel
Danièle Leclair :
René Char, le poète et ses livres
Anne Verdure-Mary :
Gabriel Marcel: bibliothèque personnelle ou bibliothèque professionnelle?
Agnès Callu :
L’imaginaire de Gaëtan Picon: fondation d’une bibliothèque intellectuelle
Claude Leroy :
Blaise Cendrars, l’Errant des bibliothèques
Des écrivains parlent parfois de leur bibliothèque personnelle. N'aimeriez-vous pas en savoir davantage sur les livres qu'elles contiennent ? Le philosophe et historien Walter Benjamin disait qu'« une bibliothèque est toujours le témoin privilégié du caractère de son propriétaire ».
Il n'y a souvent pas d'ouvrages particuliers pour en parler, juste quelques entretiens et des notes sur des sites internet.
Celle d'Umberto Eco contiendrait plus de 50000 ouvrages, celle de Michel Onfray plus de 18000. Celle de l’essayiste et philosophe Alain de Benoist, plus de 100.000 titres (*).Celle de Léon Tolstoï conservée en Russie compte 22000 volumes en quarante langues. Montaigne appelait la sienne sa « librairie ». Celle de Flaubert, conservée par la ville de Canteleu depuis 1952, contient des ouvrages annotés et dédicacés par Victor Hugo, Guy de Maupassant et Yvan Tourguénief (http://flaubert.univ-rouen.fr/bibliotheque/). Paul Ricoeur légua la sienne à la Faculté libre de théologie protestante de Paris. Catherine II acheta « en viager » la bibliothèque de Diderot pour permettre au philosophe d'en garder l'usage jusqu'à sa mort…elle fit aussi l'acquisition de la bibliothèque de Voltaire, qui fait maintenant partie de la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg. Une partie de la bibliothèque de Montesquieu constitue un ‘fonds Montesquieu’ à la Bibliothèque de Bordeaux.
D'autres ont eu moins de chance; celle d'Herman Melville a été acheté pour $120, dispersée, et ses livres sur la théologie utilisés pour le papier. Celle de Stephen Crane ? Sa veuve mourut tenancière de bordel, sa succession (et ses livres) fut mise aux enchères sur les marches du palais de justice de Floride. Celle d'Ernest Hemingway? A ce jour 9000 ouvrages devraient toujours être dans sa villa à Cuba…Quant aux livres de la bibliothèque de Mark Twain, ils furent donnés à la bibliothèque de Redding où les lecteurs découpèrent ses annotations...
(*) Voir le reportage vidéo.
“Il n'y a plus que les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l'on sait que cette espèce d'hommes ne lit jamais.” - Anatole France.
Bibliothèques personnelles d'écrivains et philosophes - Liste de 16 livres
Bibliothèques personnelles d'écrivains et philosophes - Des écrivains et philosophes parlent parfois de leur bibliothèque personnelle. N'aimeriez-vous pas en savoir davantage sur les livres qu'...
https://www.babelio.com/liste/4462/Bibliotheques-personnelles-decrivains-et-philosop
Jean-Baptiste Baronian parle de sa bibliothèque et de bibliophilie. Article de Rony Demaeseneer pour Le Carnet et les Instants n°144 (2006)
Romancier né en 1942, auteur de nouvelles fantastiques, d’anthologies et de livres pour enfants, critique et essayiste, il partage sa vie entre Bruxelles et Paris. Il travaille de nombreuses années dans l'édition, notamment comme directeur de collection chez Marabout, à la Librairie des Champs-Élysées, au Livre de poche, chez Hermé, au Fleuve noir et chez NéO.
Rien ne vaut de passer un bon moment avec soi-même, à parcourir les rayonnages de sa bibliothèque intérieure.