Le « fou littéraire » est un individu qui publie en toute bonne foi un texte qui prend la forme d'un essai (article, étude ; souvent à compte d’auteur) qui cherche à convaincre de façon démonstrative, qui n'obtient en général aucune reconnaissance et ne suscite aucun adepte, restant de ce fait inconnu et singulier dans le champ littéraire.
Ceci dit, son discours est assimilé à une forme de délire, car le texte en question traite de sujets parfois de façon obsessionnelle, que la critique, a posteriori, va considérer comme décalé, farfelu, désopilant, excentrique, hétéroclite, ou bizarre. Par contre le « fou littéraire » peut avoir un lectorat, certes très réduit ou confidentiel, qui est avide de ces écrits et manifeste toujours un intérêt étrange en concordance avec ses passions insolites.
Qu’est-ce qu’un « Fou Littéraire » ?
Selon Charles Nodier, c'est un « fou avéré qui n'a pas eu la gloire de faire secte ». Cela est très juste, et Jacques Duchateau d’ajouter une précision importante : « le fou littéraire est quelqu'un qui n'est pas imprimé, car ce serait là une preuve d'adaptation sociale », d'où de nombreux cas d'œuvres auto-éditées.
À partir du dernier quart du XIXe siècle, la psychiatrie, puis la psychanalyse, s'intéressent aux discours délirants de type paranoïaque et paraphrénique de ces curieux auteurs. Les défenseurs du Surréalisme, au début des années 1920, s'y montrent particulièrement sensibles, mettant en valeur l’originalité novatrice d’un tel discours.
Voici quelques points de vue :
Charles Nodier :
« J’entends ici par un livre excentrique un livre qui est fait hors de toutes les règles communes de la composition et du style, et dont il est impossible ou très difficile de deviner le but, quand il est arrivé par hasard que l’auteur eut un but en l’écrivant… Ce sont des livres qui ont été composés par des fous, du droit commun qu’ont tous les hommes d’écrire et d’imprimer… faire rentrer dans cette catégorie toutes les extravagances publiées avec une bonne foi naïve et sérieuse par les innombrables visionnaires en matière religieuse, scientifique ou politique… »
Cf. Nodier - Bibliographie des Fous. De quelques livres excentriques, Paris, 1835.
Octave Delepierre :
« … Si nous avons souvent eu l’occasion de nous étonner de l’intelligence qui se rencontre dans les compositions des fous, il est peut-être plus étonnant encore de voir les folies qui sortent du cerveau d’écrivains intelligents et sensés. »
« …La folie entre pour quelque chose dans l’existence de la plupart des grands esprits que l’histoire nous fait connaître, et il devient souvent très difficile d’établir les dissemblances qu’offrent les prédispositions à la folie, avec certains états dits de raison… Ce sont ordinairement des esprits contemplatifs et noblement doués que l’on voit frappés par ce malheur. »
Cf. Delepierre - Histoire littéraire des Fous, Londres, chez Trübner & Co - 1860.
Antonin Artaud :
« [...] qu'est-ce qu'un aliéné authentique ? C'est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l'entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l'honneur humain. [...]. Car un aliéné est aussi un homme que la société n'a pas voulu entendre et qu'elle a voulu empêcher d'émettre d'insupportables vérités. »
Cf. Artaud - Van Gogh le suicidé de la société, Paris, 1947.
Raymond Queneau :
« Auteur imprimé dont les élucubrations (je n’emploie pas ce mot péjorativement) s’éloignent de toutes celles professées par la société dans laquelle il vit (…), [et] ne se rattachent pas à des doctrines antérieures et de plus n’ont eu aucun écho. Bref, un « fou littéraire » n’a ni maîtres ni disciples. »
« Quiconque a eu des disciples ne saurait être considéré comme un fou littéraire : celui-ci doit être resté un inconnu – par définition. »
« Nous éliminerons de nos listes primo tous ceux qui ont eu des disciples ou qui ont été reconnus comme ayant une valeur quelconque par la critique ou le public ou même une toute petite partie du public, secundo tous les mystiques, visionnaires, spirites, théosophes et cætera dont les élucubrations peuvent se rattacher à d’autres qui celles-là sont plus ou moins admises et que la prudence nous conseille de ne pas traiter de folies à la légère. »
Cf. Queneau - Les Enfants du limon, Gallimard, Paris, 1938.
Devant cette classification « éditoriale » est né – et cela se comprend – une envie de classer par thème l’univers de ces « fous ». Fruit de trente ans de recherches, Les fous littéraires d'André Blavier (*) paraît pour la première fois en 1982. Cette encyclopédie contient près de 1000 pages où sont recensés plus de 3000 auteurs. On y trouve des inventeurs du mouvement perpétuel, des démonstrateurs de la quadrature du cercle, de l'inexistence de l'enfer, ainsi que de singuliers délires sur les langues universelles, la structure de l'Univers, les origines batraciennes de l'homme (Jean-Pierre Brisset), les origines préhistoriques de la langue française (Paul Tisseyre-Ananké pour qui le français provient du cri des bêtes préhistoriques), des biologistes ressuscitant les morts, etc...
« Blavier ne recense que les fous imprimés. À compte d’auteur. Par définition, un “fou littéraire” est un auteur non lu et sans disciples. Comme Queneau, il écarte les mystiques délirants et les adeptes du saint-simonisme. Cette obligation d’être imprimé fait que vont nettement prédominer parmi nos auteurs de chevet les paranoïaques, paraphrènes et apparentés. D’autre part, paranos et paraphrènes conservent suffisamment d’adaptation sociale et de liberté de mouvement pour affronter les multiples soucis de l’édition, évidemment à compte d’auteur… Sont donc en principe écartés : les petites religions, sectes et mystiques de tous baumes. Les magnétistes, occultistes, spirites et hermétistes. Les guérisseurs. Les alchimistes “classiques” et les faiseurs d’or plus contemporains. »
(*) Bibliothécaire dans la ville ouvrière de Verviers où il était né, spécialiste de René Magritte (dont il publia chez Flammarion les Écrits complets en 1979), poète, critique, érudit et compilateur de génie, André Blavier fut marqué par sa rencontre avec Raymond Queneau. Fondateur en 1952 de la revue d’avant-garde « Temps Mêlés », il fut élu à l’Oulipo comme correspondant étranger en 1961. Passionné par des artistes régionaux comme Maurice Pirenne, André Blavier fit découvrir des peintres naïfs et d’avant-garde. Son ouvrage sur les fous littéraires et les excentriques de la littérature fait (et pour longtemps) autorité. Il rédigea en alexandrins une ode à la femme dépassant en longueur la Chanson de Roland. Il fut le créateur du Centre de documentation Raymond-Queneau de Verviers, qui devint opérationnel en 1976, à la mort de Queneau. Pessimiste drôle, Blavier avait reçu en 1977 le Grand Prix de l’Humour Noir pour « Occupe-toi d’homélies ».
Les Fous littéraires débarquent sur France-Culture 02 - I.I.R.E.F.L
FRANCE CULTURE Lundi 24 mai à 23heures : De quelques Fous littéraires sur les Ondes nationales. Seront évoquées de belles figures emblématiques de la Folie littéraire : avec les participation...
Plus récemment, Marc Ways, a publié en 2018 un important travail sur ces « fous littéraires » : A la Recherche des Fous littéraires & Hétéroclites perdus, avant-propos de Marc Angenot. (*) Editions Anne Lamort, 2018. Complet en 2 volumes (Voir illustrations).
Ce sont 1325 pages de texte avec de nombreuses reproductions de pages de titre des ouvrages présentés classés par ordre alphabétique avec les noms d’auteurs.
Bertrand Hugonnard-Roche, libraire à Alise-Sainte-Reine, bibliophile érudit, explique :
« Je sais par Marc Ways lui-même, que cet ensemble ne représente qu’une petite partie de ce qu’il souhaiterait voir publié : « Ce n’est que le quart de ma collection. 450 titres étudiés et il y en a environ 1600 » m’écrivait-il hier. Dix ans de labeur, de nombreuses heures de travail quotidien. Un travail de compilation imposant qui en impose ! Marc Ways sait que la totalité de son étude donnerait 6000 pages de texte pour 8 volumes. Verront-ils le jour ? Il faut l’espérer. Car ce type de documentation est un outil précieux pour le bibliophile comme pour le libraire, Anne Lamort ne s’y est pas trompée, et on ne peut que la féliciter d’avoir permis la sortie de cet ensemble utile et agréable. »
(*) Marc Angenot, né en 1941, est un théoricien social, historien des idées et critique littéraire belgo-canadien. Il est professeur de littérature française à l' Université McGill de Montréal. Il est l'un des principaux représentants de l' approche sociocritique de la littérature.
Par ailleurs Marc Ways est aujourd’hui vendeur de toute sa collection d’éditions originales de « fous littéraires ». Quoi de plus légitime de se séparer de ces trésors « bibliophiliques » qui, après avoir été répertoriés et étudiés avec talent et succès, méritent de voyager vers d’autres rives, vers d’autres collectionneurs... (Contact : marc.ways@orange.fr).