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Le bibliophile Heurtebise

Le bibliophile Heurtebise

Anciennement librairie Heurtebise, "le bibliophile Heurtebise" propose des informations culturelles en relation avec les métiers du livre, mais aussi des descriptifs de curiosités bibliophiliques. Actualités littéraires, critiques, salons, foires aux livres...


Livres non rognés et coupe-papier !

Publié par HEURTEBISE sur 16 Mars 2023, 10:22am

Catégories : #Infos Heurtebise

Vous connaissez peut-être les éditions José Corti (*) et plus encore leurs livres « non massicotés », dont les feuilles ne sont pas coupés, nécessitant l’utilisation d’un coupe-papier pour pouvoir lire le livre... À moins que vous ne soyez bibliophile aguerri ou collectionneur avisé, il y a peu de chance que vous ayez fait récemment l’acquisition d’un livre à l’ancienne, non coupé, qui nécessite un coupe-papier et attend encore la défloration du premier lecteur. Le livre «non coupé» (ou non massicoté) est devenu une rareté, voire une curiosité bibliophilique. Seuls quelques très rares imprimeurs le proposent encore.

Ce lent dévoilement du texte…

Le livre est comme on le sait un assemblage de plusieurs feuilles (surface de papier in-plano), feuilles qui sont pliées en cahiers formant selon le degré de pliure plusieurs pages : un in-folio comporte des feuilles pliées en 2 et formant 4 pages (ou 2 feuillets), un in-4 une feuille pliée en 4 et formant 8 pages, l’in-8 huit feuilles pliées en 16 etc… Une fois assemblés, pliés, cousus, ces cahiers doivent être rognés, c’est à dire qu’il faut ôter « la superficie des marges qui est toujours brute et inégale. » Ce que l’on peut voir sur les images ci-dessous. On rogne le haut du volume (la tête) puis le bas du volume (la queue) et ensuite le « devant, ce qui s’appelle faire la gouttière » . Pour cela le rogneur utilise une presse à rogner qui maintient le livre verticalement : un fût à rogner portant un couteau permet de découper les bords, de les égaliser. Les tranches sont alors lisses et on peut continuer la reliure de l’ouvrage. La rognure est différente de l’ébardage, opération qui consiste à enlever avec des ciseaux le plus gros de la tranche.

 

Livres non rognés et coupe-papier !

« Avant 1789 le livre en France est vendu sous trois formes : en feuilles, broché sous couverture d’attente, et relié. Après la Révolution les livres reliés sont assez rares et peu à peu l’édition brochée devient la norme. Contrairement à un livre relié le livre broché garde ses feuilles non coupées et ses grandes marges. C’est là qu’intervient le coupe-papier ! Son existence est très ancienne (Egypte antique) mais son utilisation massive correspond à la multiplication du livre broché. Il était à l’époque souvent en carton, offert bien souvent par les libraires ou les éditeurs mais il peut aussi être un objet précieux (bois, argent, ivoire ; et se collectionne…)

Entre 1840 et 1870 la reliure se mécanise avec l’emboîtage (reliure collée au volume). Les machines à plier se développent alors que le pliage (comme la couture) a été et sera encore fait à la main par des femmes peu payées. L’invention du massicot (en 1844 par Massiquot) permet au moyen d’une lame épaisse qui s’abaisse sur le papier en suivant une direction oblique, une coupe précise et facile du papier. Le couteau est fixe contrairement aux presses à rogner. Par sa rapidité il vient supplanter la presse à rogner. L’ensemble de ces opérations est effectué par des machines ayant chacune une tache différente. Après la IIe guerre mondiale, l’ensemble des opérations sera rassemblé dans une chaîne de fabrication, énorme machine accomplissant le façonnage d’un livre. Le livre non rogné vit alors ses dernières heures de gloire (jusqu’aux années 70). »

© Léo Mabmacien - Bibliomab -

© Le bibliophile Heurtebise. Livre non coupé : René Benjamin "Sous l'œil en fleur de Mme de Noailles"- EO sur alfa. 1928 -

© Le bibliophile Heurtebise. Livre non coupé : René Benjamin "Sous l'œil en fleur de Mme de Noailles"- EO sur alfa. 1928 -

L’auteur italien Italo Calvino (**) loue en ces termes les joies de l’usage du coupe -papier dans son roman Si par une nuit d’hiver un voyageur : « Pénétrant entre les pages par en dessous , la lame remonte vivement avec un crépitement amical et gai le papier de qualité accueille ce premier visiteur, tu te fraie un chemin dans ta lecture comme au plus touffu d’une forêt ».

Mallarmé , pour sa part voit dans son usage une sorte de viol et une « prise de possession dont saigna la tranche rouge des anciens tomes ... »

Théophile Gauthier ,plus désabusé, note que « le seul frisson qu’un livre me procure encore ,c’est le frisson du couteau d’ivoire de ses pages non coupées ...” (“Les jeunes Frances. » [1833] )

Colette, entichée à l’âge de dix ans des fournitures de bureau , recense dans Le Képi (1943) les coupe-papier du bureau de son père : « …trois ou quatre en bois de buis, un en faux argent, le dernier en ivoire jauni fendu tout de son long … »

Jean Ferniot dans C’était ma France loue son usage en regrettant sa disparition. « C’était un accessoire indispensable à qui aimait le livre. Il occupait la belle place sur le bureau ou la table de nuit. Il était cadeau flatteur. Le lecteur devait réfréner son impatience, le plaisir s’en accroissait ».

(**) Au début des années 1960, Calvino défend, à travers deux articles, « La mer de l'objectivité » et « Le défi au labyrinthe », sa propre poétique dans un monde, y compris littéraire, de plus en plus complexe et indéchiffrable.

Il publie en 1963 La Journée d'un scrutateur. En 1967, il s'installe à Paris où il entre en contact avec les membres de l'Oulipo, dont il devient formellement l'un des membres en 1973. Il rencontre Roland Barthes, Georges Perec, Claude Lévi-Strauss, ouvrant sur une période de redécouverte des classiques, parmi lesquels Honoré de Balzac, Ludovico Ariosto, Dante, Cervantès, Shakespeare, Giacomo Leopardi, tout autant que d'intérêt pour les sciences, naturelles et humaines, que l'on retrouve également dans ses récits, même sous forme de contes fantastiques comme Cosmicomics (1965).

Le Château des destins croisés (1969), Les Villes invisibles (1972), Si par une nuit d'hiver un voyageur (1979) appartiennent au « système combinatoire des récits et des destins humains », système à l'aide duquel Calvino construisait ses récits. Les figures du tarot constituent par exemple la structure du Château des destins croisés. Ce « systématisme » traduit l'influence de l'Oulipo et le goût de ses membres pour toutes les formes d'écriture à contraintes...

(*) Avec ce livre de mémoires, Souvenirs désordonnés, José Corti évoque son métier d'éditeur, ses rencontres, ses passions et bien entendu le monde des livres :

« Comme la terre est peuplée de plus de morts que de vivants, il se trouve dans ces pages plus d'ombres de disparus que d'amis auxquels je puis encore serrer la main. Je regrette d'avoir mal su, même un moment, rendre les couleurs de la vie à ces fantômes. C'est que j'ai si bien connu ceux qu'ils furent que, la moindre évocation me les rendant présents, tels que je les ai aimés, j'en viens trop facilement à croire que je les ai ressuscités.

Aujourd'hui, chers fantômes, je vous rends à votre paix. Je vous remercie de m'avoir tenu compagnie pendant que la boule roule et frappe à tort et à travers. Pour quelque temps encore, je retourne au monde – mais sans vous quitter jamais pourtant. Il me semble que l'on n'y parle qu'une langue morte et que cette langue morte ne redevient vraiment vivante qu'au cours de nos longs entretiens secrets. Je vous parle, j'apprends à vous parler sans le secours des mots, puisque c'est ainsi que se feront nos conversations quand je vous aurai rejoints et à jamais retrouvés.

Pendant plus de cinquante ans, j'ai rêvé un long rêve qui m'a révélé le bonheur ; mieux même, qui me l'a positivement donné. Le plus cruel des cauchemars l'a brusquement anéanti. Plus que dépossédé, il ne me reste désormais qu'à attendre la suprême émotion du réveil. »

[José Corti]

© Le bibliophile Heurtebise - José Corti - Juin 1983 - 234 pages -

© Le bibliophile Heurtebise - José Corti - Juin 1983 - 234 pages -

© Le bibliophile Heurtebise - José Corti - Juin 1983 - 234 pages -

© Le bibliophile Heurtebise - José Corti - Juin 1983 - 234 pages -

© Le bibliophile Heurtebise -

© Le bibliophile Heurtebise -

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